https://www.mediapart.fr/journal/france/161025/l-assurance-maladie-suspend-le-logiciel-qui-prive-des-milliers-d-usagers-de-leurs-indemnites
L’assurance-maladie suspend le logiciel qui a privé des milliers d’usagers de leurs indemnités
Après de lourds dysfonctionnements lors de son expérimentation, l’assurance-maladie renonce à déployer à l’échelle nationale son logiciel censé gérer les arrêts de travail et leurs indemnisations. Deux députés (LFI) réclament la création d’une commission d’enquête.
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fausse bonne nouvelle. » Pour Sandrine Gadet, assurée et cofondatrice du collectif Arpège, non merci, l’arrêt du déploiement du logiciel de la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam) à l’échelle nationale ne signe pas la fin du cauchemar pour les assuré·es des caisses de Vendée et de Loire-Atlantique.
Depuis un an, le logiciel déployé de façon expérimentale souffre d’un défaut de fonctionnement, empêchant le versement des indemnités journalières dues aux personnes en arrêt maladie ou en congé maternité, parfois pendant plusieurs mois d’affilée.
Si elle salue le fait que les autres départements vont être préservés de ces dysfonctionnements, Sandrine Gadet peine à se réjouir car « de nombreuses personnes sont encore dans la mouise. C’est-à-dire que les dossiers qui sont en souffrance restent en souffrance et les victimes ont du mal à se faire reconnaître ». Son cas illustre les difficultés rencontrées par des milliers d’autres personnes dans ces deux départements : bénéficiant d’un mi-temps thérapeutique, elle n’a reçu aucune indemnité de l’assurance-maladie pendant plusieurs mois, avec un manque à gagner qui a dépassé 10 000 euros.

Les technicien·nes de la CPAM ploient sous le poids des réclamations sans toujours pouvoir répondre aux usagers et usagères en détresse. En octobre, le volume de réclamations des assuré·es en Loire-Atlantique est de 14 400 et, en Vendée, de 3 100, indique encore la CGT. Les syndicats, les usagères et usagers, ainsi que les élu·es des départements concernés, n’ont cessé de réclamer la mise à l’arrêt d’Arpège. En vain.
L’assurance-maladie n’en finit pas d’apporter des correctifs, « qui ne résolvent rien », insiste Pascal Cayeux, de la CGT de la CPAM de Saint-Nazaire, aux premières loges de la contestation. La semaine dernière, rapporte encore le représentant syndical, la Caisse nationale leur a annoncé abandonner le déploiement d’Arpège dans les autres départements comme elle l’avait prévu.
L’institution dément toutefois fermement cette présentation de la situation. À Mediapart, la Cnam assure qu’« il n’y a pas d’abandon » d’Arpège, « contrairement à ce qui a pu circuler dans des médias ». Elle reconnaît que « l’outil montre encore des limites importantes et nécessite d’autres évolutions correctives ou évolutives [sic] ».
L’assurance-maladie précise que « ce qui fonctionne aujourd’hui dans l’outil sera préservé, notamment l’automatisation du traitement des arrêts de travail simples. Ce qui fonctionne beaucoup plus difficilement, notamment le traitement des arrêts de travail complexes, sera revu en profondeur. L’outil qui sera déployé sur la base de ces évolutions sera donc substantiellement différent d’Arpège tel qu’il existe aujourd’hui ».
Un échec reconnu à demi-mot
Dans un message adressé à la CGT le 10 octobre, que Mediapart a pu consulter, le directeur général de la Cnam, Thomas Fatôme, confirme pourtant qu’un « outil différent » d’Arpège sera déployé. Il poursuit : « La suspension du déploiement dans les autres caisses traduit cette volonté de responsabilité : nous ne poursuivrons pas tant que des solutions solides n’auront pas été définies et mises en œuvre. » Dans un autre message adressé le même jour aux directeurs et directrices de la CPAM, la numéro deux de la Cnam évoque de la même manière « un nouvel outil ».
La Cnam reconnaît donc à demi-mot l’échec d’Arpège, mais refuse de perdre la face, juge Benjamin Sablier, téléconseiller à la CPAM des Bouches-du-Rhône et délégué CGT qui suit le dossier au niveau national. Pour lui, il est impossible pour la Cnam, au regard de son investissement, d’acter le fiasco de « ce projet Arpège tel qu’il a été déployé et développé à partir de 2021. Ils ne peuvent pas reconnaître qu’il est mort, c’est-à-dire qu’il ne fonctionnera jamais ».
Les conséquences pour les concerné·es continuent d’être lourdes. Sur les groupes Facebook consacrés au sujet, certain·es racontent avoir sombré dans la précarité, contraint·es de retourner au travail sans être complétement rétabli·es, d’autres ont dû vendre leur maison ou solliciter l’aide alimentaire.
D’autres ont saisi la justice pour faire valoir leurs droits. En août, Sandrine Gadet a ainsi obtenu une indemnité de 1 000 euros au titre des frais de procédure engagés. Il est aussi inscrit dans la décision, que Mediapart a pu consulter, que la CPAM de Loire-Atlantique « doit être considérée comme la partie perdante ».
S’il n’y avait pas des vies humaines derrière, on rirait. Mais ce qui se passe est honteux de la part d’un service public.
Les juges ajoutent : « Dès lors que s’il ne fait aucun doute que les agents de la caisse font au mieux pour réparer au quotidien les conséquences des dysfonctionnements liés à la mise en place des nouveaux outils, l’allocataire concernée n’a pas pu en bénéficier et n’a pu obtenir satisfaction autrement que sous la pression de la présente instance. »
De son côté, Pascal Cayeux, de la CGT, pousse « un ouf de soulagement » pour ses collègues exerçant en dehors des deux départements. Le syndicaliste s’interroge toutefois sur la manière dont la Cnam va pouvoir développer un « nouveau logiciel, mais performant cette fois-ci ». Et la vigilance reste de mise concernant les deux départements tests.
Benjamin Sablier n’a pas davantage confiance. Il se souvient qu’au mois de juillet, la CPAM « a sorti un correctif qui a fait régresser l’outil ». « C’est-à-dire que ça a créé de nouveaux bugs, explique-t-il. Franchement, c’est risible. S’il n’y avait pas des vies humaines derrière, on rirait. Mais ce qui se passe est honteux de la part d’un service public. Je pense que c’est ça qui les a fait renoncer à l’étendre. » Pour lui, cet épisode beaucoup trop long relève du « scandale d’État ».
Pascal Cayeux, de la CGT 44, entend pour sa part « maintenir la pression » pour obtenir des moyens humains et techniques pour sortir de cette crise. « La seule réponse de la Cnam, c’est de dire que c’est impossible techniquement de revenir à l’ancien logiciel, mais c’est trop léger comme réponse. On ne peut pas se contenter de ça. »
Un audit, voire une commission d’enquête
L’une des solutions apportées par la Cnam est d’avoir diligenté en juillet un audit réalisé par le cabinet Grant Thornton. Cette décision a été prise « pour apporter tous les éléments d’éclairage nécessaires », dit l’organisme à Mediapart. Les conclusions seront rendues à la mi-novembre. Ce diagnostic permettra d’engager « des évolutions substantielles de l’outil pour sécuriser les traitements d’indemnités journalières et améliorer les conditions de travail des personnels concernés ».
Sandrine Gadet espère mieux. « J’espère toujours qu’avec le collectif Arpège non merci, nous pourrons intenter un procès à la Cnam pour faire reconnaître ces errements et les conséquences de ce logiciel… Mais nous n’avons pas beaucoup de leviers… »
Pour remédier à cette frustration partagée par les acteurs de ce dossier, les député·es La France insoumise (LFI) des départements tests, Ségolène Amiot et Matthias Tavel, ont annoncé déposer le 15 octobre une proposition de résolution pour décrocher la création d’une commission d’enquête « sur les causes et conséquences de l’échec du déploiement du logiciel Arpège pour le traitement des indemnités d’arrêts maladie et la responsabilité de l’État, de la Cnam et de la société Sopra Steria ».
Le député Matthias Tavel entend par ce canal comprendre « le naufrage » de ce logiciel qui ne fonctionne toujours pas un an après son déploiement. « Au bout d’un an, on ne peut plus se dire que c’est du rodage. D’ailleurs, s’il fonctionnait ou s’il y avait une perspective de fonctionnement, la perspective de son déploiement national serait maintenue. L’idée derrière cela est que nous n’ayons pas été des cobayes pour rien. »
La commission d’enquête, décrit-il, aurait aussi pour vocation d’engager « la responsabilité » de Thomas Fatôme, le directeur général de la Cnam. « Il est inacceptable qu’un tel scandale ne se traduise ni par une responsabilité financière du prestataire, ni par une responsabilité politique du maître d’ouvrage, juge Matthias Tavel. Dans n’importe quelle société, le chef de projet aurait dû rendre des comptes. » L’élu a bien conscience que « la situation politique incertaine » complique la donne. Mais il espère que leur requête aboutira.
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